Le peintre de mon adolescence...
Johan Barthold JONGKIND ( 1819 - 1891 )Né en 1819 à Lattrop en Hollande, huitième enfant d'une famille de dix enfants, Jongkind passe toute son enfance dans le port de Vlaardingen sur la Meuse, à l'ouest de Rotterdam, où son père est nommé percepteur.
Après le décès de son père en 1836, qu'il vit comme une délivrance, il part pour La Haye suivre les cours de dessin de l'Académie des Arts avant d'étudier dans l'atelier du maître paysagiste Andréas Schelfhout (1837).
Jusqu'en 1845, il suivra une solide formation de peintre paysagiste dans la tradition hollandaise s'imprègnant des oeuvres des maîtres du Siècle d'or de la peinture hollandaise (17ème). En ce début du 19ème siècle, les artistes néerlandais revisitent leur histoire et remettent au goût du jour la peinture des Vermeer, Backhuysen, Van der Neer, Van de Velde le Jeune... Ses œuvres de jeunesse traduisent son attachement à la tradition hollandaise : scènes d’hiver où évoluent des patineurs, paysages - canaux, moulins - qu’il aime à restituer dans la lumière étrange du clair de lune.
Attiré en France par le peintre Isabey (1803-1886) qu’il avait rencontré en 1845 à La Haye, Jongkind travaille dans la capitale où il exécute des vues de Paris. Comme auparavant en Hollande, Jongkind se montre séduit par le thème des couchers de soleil qu’il traite à plusieurs reprises sur les quais de la Seine, regardant le fleuve enjambé par les ponts, tandis que les tours de Notre-Dame se silhouettent sur le ciel.
Notre-Dame vue des quias - 1846
Alors qu'on aurait pu s'attendre à ce qu'il peigne le Paris triomphant et monumental, celui des vastes horizons, Jongkind va porter un regard neuf sur Paris et s'attacher à peindre des moments de Paris pris sur le vif, des vues rapprochées, des tranches de ville coupées net, avec un langage nouveau, une recherche et une rare maîtrise de la luminosité. Le peintre fuit les foules, et préfère saisir le quotidien sur le fait, peignant un Paris réaliste comme dans "Le Pont Royal vu du Quai d'Orsay et la machine à guinder" (1852), ou "Notre-Dame de Paris vue du quai de la Tournelle" (1852) et "Le Pont de l'Estacade" (1853). Jongkind ne rend pas seulement un paysage, il donne vie à des scènes quotidiennes qu'il a observées, ici le déchargement d'une péniche à quai. Il préfère s'intéresser à la modernité industrielle (la machine à guinder) et urbaine (le récent Palais d'orsay à droite) de Paris, plutôt qu'à l'image glorieuse ou touristique de la capitale. On retrouve là le naturalisme de Jongkind, mais teinté d'une lumière nouvelle qui contraste avec la lourdeur hollandaise de ses débuts.
Le Pont Royal vu du Quai d'Orsay et la machine à guinder -1852
Jongkind met au point une manière de travailler novatrice : sur le terrain, il dessine de rapides croquis aquarellés où des touches de couleur permettent de saisir les impressions fugitives, qu'il annote éventuellement de précisions écrites. En atelier, il exécute, d'après ses croquis aquarellés et ses souvenirs, des toiles plus construites. Il innove aussi en éclaircissant fortement sa palette et en introduisant des touches lumineuses traduisant la décomposition analytique de la lumière dont il se sert pour rendre les effets changeants (reflets, ciels...)
Jongkind en Normandie, précurseur du paysage impressionnisteJongkind ne cessera toute sa vie de peindre Paris dont il écrira avec nostalgie alors qu'il est retourné vivre en Hollande (entre 1855 et 1860) : "C'est Paris où je suis reconnu comme peintre".
1864
Mais il va également, dès ce premier séjour en France, s'éprendre de la côte Normande qu'il découvre en 1850 lors d'un voyage de Dieppe au Havre avec Isabey. Il présentera "Vue du Port d'Harfleur" au Salon de 1850, unaniment apprécié par les critiques, et conservée à Amiens au musée de Picardie.
Le Port d'Honfleur - 1863
Jongkind ressent un profond attrait pour la région honfleuraise où il fait la connaissance de Boudin pour qui il éprouve une affection fidèle, et travaille aussi avec le jeune Monet qui reconnaîtra avec sincérité sa dette envers l’artiste hollandais : "…il m’invita à venir travailler avec lui, m’expliqua le comment et le pourquoi de sa manière et compléta par là l’enseignement que j’avais déjà reçu de Boudin. Il fut, à partir de ce moment, mon vrai maître, et c’est à lui que je dus l’éducation définitive de mon œil." (Cl. Monet, « Mon histoire » recueillie par Thiébault-Sisson, Le Temps, 26 nov. 1900).
A la mort de sa mère en 1855, Jongkind retourne en Hollande à Rotterdam, où il reviendra à des paysages plus traditionnels. Il entretiendra jusqu'à son retour à Paris en avril 1860 une correspondance suivie avec son marchand de tableaux, le Père Martin. Jongkind envoie régulièrement des tableaux à Paris et, Martin procède à des envois réguliers de billets de 100 francs à Rotterdam.
Jongkind revient donc vivre à Paris et habitera désormais en France jusqu'à la fin de ses jours. Il s'installe au 9 (devenu plus tard le 5) rue de Chevreuse à Paris, dans le quartier de Montparnasse, logement qu'il gardera jusqu'à sa mort. Il rencontre chez le Père Martin, un peintre hollandais, Mme Joséphine Fesser dont il tombe follement amoureux et qui allait devenir sa compagne. D'un caractère mélancolique, familier des maisons closes et des filles faciles, toujours à court d'argent, Jongkind va trouver en Joséphine une femme qui l'aidera à surmonter ses difficultés. Elle l'emmènera également visiter le pays, en particulier le Nivernais dès 1861 où il peindra "Les ruines du château de Rosemont" présenté au Salon des Refusés de 1863.
Chaque été, Jongkind retourne sur la côte normande, entre Trouville et Honfleur. C'est là qu'un changement profond s'opère dans son oeuvre, les points de vue s'élargissent et se diversifient, et le jeu subtil de la lumière devient l'élément central de ses huiles et de ses aquarelles. Il s'applique à rendre celui-ci par de multiples décompositions de petites touches de couleurs, en évitant les teintes sombres et plates des ciels bas et nuageux de ses débuts.
Jongkind est fidèle à ses origines, son amour de l'eau et des bateaux, sa formation de naturaliste observateur attentif de la réalité : loin de la foule des estivants, il préfère les abords de la mer ou des ports où il peint des scènes animées par le travail des hommes (pêcheurs, marins...). C'est cette période normande de Jongkind qui le situe comme le précurseur de l'impressionnisme qu'il restera pour l'histoire de l'art. Sa camaraderie avec Manet et Monet lors des séjours à la ferme Saint-Siméon à Honfleur, où ils fondent une école, justifient aussi ce titre, qu'il méritera tout autant lorsqu'il peint loin de la mer dans le Nivernais ou le Dauphiné.
En 1868, Jongkind réalise une série des Démolitions de Paris (aquarelles et huiles), loin des rues marchandes et des boulevards à touristes, où il saisit sur le fait les hommes et les chevaux à l'effort.
Emile Zola publie alors un premier article élogieux consacré à Jongkind à l'occasion du Salon de 1868. Puis à nouveau en 1872 dans "Les lettres de Paris" : " Tout le monde connaît ses marines, ses vues de Hollande... Je veux parler des quelques coins de Paris qu'il a peints dans ces dernières années. Cet amour profond du Paris moderne, je l'ai retrouvé dans Jongkind, je n'ose pas dire avec quelle joie. Il a compris que Paris reste pittoresque jusque dans ses décombres... Un peintre de cette conscience et de cette originalité est un maître... un maître intime qui pénètre avec une rare souplesse dans la vie multiple des choses."
Jongkind va jouir alors d'une réputation grandissante en France, il est adulé par la jeunesse, et ses oeuvres, couchers de soleil, marines, clairs de lune, sont très recherchées des collectionneurs.
Chaque automne, il se rend en Belgique et aux Pays-Bas.
Le Port d'Anvers - 1873
La guerre de 1870 poussera Jongkind et Mme Fesser loin de Paris à Nantes puis à Nevers. Jongkind est un travailleur solitaire qui déserte les salons et les mondanités. Il n'a pas non plus l'âme d'un chef d'école.
Ayant espéré obtenir une médaille au Salon de 1873 avec "Clair de lune à Rotterdam", son tableau fut refusé et il en fut très dépité et décida de ne plus y exposer. L'année suivante, il refusera également de prendre part à la 1ère Exposition des Impressionnistes. Peut-être faut-t-il voir dans cette décision la raison pour laquelle, alors qu'il faisait l'admiration unanime des futurs impressionnistes, il ne connaîtra pas une gloire égale à la leur.
Pour la fraîcheur de sa vision, se révélant tout particulièrement dans ses aquarelles, Jongkind est pourtant considéré avec raison comme un précurseur de l’impressionnisme. En 1887, Boudin avoua combien lui-même avait bénéficié des efforts de son aîné : « Jongkind commençait à faire avaler une peinture dont l’écorce un peu dure cachait un fruit excellent et des plus savoureux. J’en profitai pour entrer aussi par la porte qu’il avait forcée, et je commençai, quoique timidement encore, à offrir mes marines. » (Boudin, L’Art, XLIII, 1887).
Petit à petit, il se fera de plus en plus discret à Paris, se fixant en 1878 dans la maison que le fils de Mme Fesser achète à la Côte-Saint-André, un petit village du Dauphiné près de Grenoble, où il mènera une existence paisible jusqu'à la fin de ses jours, sauf pour quelques voyages en Provence et chaque hiver à Paris pour travailler.
Là, loin de la mer et de Paris, comme dans le Nivernais, le peintre se renouvelle et progresse une fois encore. S'il peint des motifs de moins en moins significatifs, sa peinture est désormais entièrement concentrée sur le jeu des couleurs et des contrastes. Il relativise l'importance du sujet du tableau, avant les impressionnistes, qui eux la rejetteront de manière radicale.
De l’École hollandaise à l’École française du paysageSi les Hollandais sont sensibles à la tradition du paysage hollandais à laquelle se rattache Johan Barthold Jongkind, les Français ont retenu très tôt ce dernier comme un peintre de leur côte normande et de leur mer. Jongkind en vint d’ailleurs à être considéré comme appartenant à l’École française ; ses œuvres étaient accrochées dans la section des peintres français de l’Exposition universelle en 1855, ainsi que le met en évidence Étienne Moreau-Nélaton : une double appartenance que connaîtraient le Hollandais Van Gogh ou encore l’Anglais Sisley.
Bateaux près du moulin - 1868
Son dernier voyage en Hollande est situé en 1869 ; le peintre des moulins et des scènes de patineurs était devenu celui des clairs de lune sur la Seine à Paris, puis du littoral normand, avant d’achever son existence dans le Dauphiné, près de Grenoble, à la Côte-Saint-André où il fut inhumé en 1891.
Si ce peintre de marines s’inscrivait dans la tradition hollandaise, il incarna aussi la « modernité », selon Signac qui consacra un ouvrage à Jongkind en 1927. Le critique d’art Louis de Fourcaud pouvait ainsi conclure sa préface à la vente posthume « Jongkind » des 7-8 décembre 1891 à l’hôtel Drouot : « Pour tout dire, ce maître, né en Hollande, français d’adoption, et qui appartient légitimement à l’école française, a été, parmi nous, un sûr caractériste [sic], un impressionniste poète […]. L’avenir le nommera, entre Corot et M. Claude Monet, comme le trait d’union de deux époques… ». Une filiation reconnue par Monet lui-même, et soulignée par Signac : « Il faut donc placer ce rénovateur du paysage moderne entre Corot et Monet, en tête de ces autres précurseurs de l’Impressionnisme : Boudin, Cals et Lépine. Et, comme il le souhaitait, comme il l’indiquait en se proclamant, dans les livrets du Salon, élève d’Isabey […], il doit être classé parmi les maîtres de l’École française./ La France fut sa patrie d’élection : il y vécut quarante-cinq ans ; il y mourut. Il ne retourna en Hollande que dans une crise de dépit et il revint bien vite dans sa "belle France". Il ne fit plus dans son pays d’origine, que de courtes apparitions pour y travailler sur nature… […] / Mais ces tableaux pour lesquels il est allé se documenter en Hollande, il les exécutera à Paris… ».
Dans l’intérieur parisien de Jongkind, rue de Chevreuse, « des vues de Hollande fraternisaient avec des vues de Paris… » (L. de Fourcaud, introduction au catalogue de la vente « 45 aquarelles par J.-B. Jongkind », Paris, hôtel Drouot, 17 déc. 1902). Jongkind avait séjourné à Honfleur durant une période restreinte dans le temps, mais l’artiste vécut longtemps sur les dessins rapportés de ses séjours ; la Hollande, son pays natal, et la Normandie, sa terre d’adoption, se disputèrent toujours le chevalet du peintre où elles demeurèrent présentes jusqu’à sa mort, le 9 février 1891.